Inez van Lamsweerde et Vinoodh Matadin |
||
Si vous entrez chez Jerry's (un restaurant populaire de Soho à New York) un dimanche à l'heure du brunch, vous avez toutes les chances d'y trouver Inez van Lamsweerde et Vinoodh Matadin attablés seuls ou avec quelques amis. Ce sont là les rares moments de détente qu'ils s'accordent dans leur vie frénétique consacrée aux images. Quand ils ne sont pas à New York, ils sont dans leur ville natale d'Amsterdam, où ils s'occupent de traiter leurs photos par ordinateur. |
||
Inez van Lamsweerde |
|
Vinoodh Matadin |
Inez van Lamsweerde et Vinoodh Matadin se sont rencontrés à l'académie de mode d'Amsterdam en 1986. Vinoodh dessinait des vêtements et devait bientôt lancer sa propre ligne, tandis que Inez van Lamsweerde se concentrait sur la photographie avant de poursuivre ses études à l'école des beaux-arts (la Rietveld Academy). Ils ont commencé à collaborer lorsque Vinnodh Matadin a demandé à Lamsweerde de photographier sa collection. Impressionné par l'ampleur de sa vision artistique, il laisse tomber sa jeune marque pour travailler avec elle. En 1992, le couple reçoit une bourse pour aller travailler pendant un an à la P11 Institute of Contemporary Art à New York. Il en a résulté "Thank You Thighmaster", une série de photos montrant des femmes nues dont les caractéristiques sexuelles avaient été oblitérées par des manipulations informatiques. Leurs poses distanciées et leur aspect "post-humain" avaient été obtenus en greffant numériquement de "vraies" peaux sur le visage de mannequins de vitrines des années 70. Leurs corps semblaient hermétiquement fermés, empêchant symboliquement les émotions d'en sortir et les maladies d'y entrer. Cette série fut présentée lors de l'exposition collective de fin d'année du PS1. Pris dans le contexte de panique du Sida qui faisait rage et de la popularité croissante (et apparentée ?) du body-building, ces portraits semblaient pointer vers un refus inconscient et collectif de la décomposition des corps et vers la renonciation à toute forme de contact physique, tous deux étant vus comme le reflet de la mort. |
||
Tout en étant attirés par les possibilités que leur offrait l'art contemporain, Lamsweerde et Matadin continuèrent à s'intéresser à la mode. En 1994, alors qu'ils se trouvaient en Europe, ils firent la couverture du magazine anglais The Face avec une collaboration avec Véronique Leroy, une jeune styliste française. Leur carrière de photographes de mode était lancée. Peu après, ils revinrent à New York pour travailler sur un projet pour Vogue américain. Depuis, leur travail est publié régulièrement dans un nombre croissant de revues. Parallèlement, leur oeuvre artistique est de mieux en mieux connue. | ||
En 1994, une nouvelle série photographique, "Final Fantasy", figura dans l'exposition "L'hiver de l'amour" qui se tint au musée d'Art contemporain de la ville de Paris, puis au PS1 à New York. L'année suivante, "The Forest" était présentée à la biennale de Venise. Leur série la plus récente, "The Widow", a été exposée dans la prestigieuse Matthew Marks Gallery, à CheIsea (New York), au printemps 1997. En un temps record, Lamsweerde et Matadin sont parvenus à s'imposer à la fois dans le monde de l'art et celui de la mode. Peu ont réussi un tel mariage et on ne peut que s'interroger sur la dynamique qui leur a permis d'atteindre ce résultat. | ||
On a beaucoup écrit sur les rapports entre l'art et la mode et la façon dont ces deux mondes créatifs s'entrecroisent... notamment au cours de ces dernières années. L'oeuvre d'lnez van Lamsweerde et de Vinoodh Matadin se situe quelque part entre ces deux sphères, se nourrissant de leurs allées et venues entre les deux. Plutôt que d'effacer les frontières, leurs images reflètent les différences entre ces deux univers. Parallèlement, elles explorent les particularités de chaque monde, se penchant sur la façon dont les deux sont abordés et perçus lorsque l'art traite de thèmes liés à la beauté, on l'associe à la mode; inversement, les photos de mode "conceptuelles" sont vues comme artistiques. Mais c'est la manière dont ils exploitent cette ambivalence qui fait la dynamique et le succès de la vision de Lamsweerde et de Matadin. | ||
Ils réalisent le catalogue des collections de printemps 1998 de Yohji Yamamoto et enchainent sur la campagne de publicité pour Louis Vuitton. Les images de cette campagne illustrent bien le style du duo des personnages androgynes prennent des poses artificielles avec un air distant. Les vêtements, les coiffures et les accessoires soulignent leur côté désincarné, encore mis en valeur par des décors aseptisés et neutres. La lumière aplatit l'image, effaçant toute impression tridimensionnelle. L'aspect artificiel est renforcé par des manipulations numériques sophistiquées réalisées à l'aide d'un Quantel Paintbox (qu'ils utilisent depuis "Thank You Thighmaster"). Le résultat ressemble à une vitrine de grand magasin avec des mannequins inanimés et asexués, des poupées en Celluloïd plus grandes que nature. Pour la campagne Vuitton suivante, les mannequins sont littéralement masqués par le célèbre monogramme du maroquinier. Plus encore, les masques semblent avoir été tatoués sur leur visage, comme pour signifier leur engagement irréversible à la marque. L'appropriation par la marque semble être partie inhérente de la manière dont leur personnalité peut s'exprimer. Parallèlement, ces images soulignent la relation de plus en plus intime que nous entretenons avec ces logos. Cette série de personnages, comme la plupart du travail de Lamsweerde et Matadin, est symptomatique d'un virage perceptible de la photo de mode. | ||
Si, autrefois, l'accent était mis sur les mannequins, à présent, il semble porter sur la situation dans laquelle ces derniers sont montrés ou sur la manière dont on les "traite". On pense, notamment, à la campagne réalisée par Mario Testino pour la collection d'automne 1997 de Gucci, à partir d'arrêts sur image de vidéo. En photographiant la représentation du mannequin, Testino illustre l'intérêt actuel pour l'image en tant qu'objet plutôt que pour une personnalité. On ne peut plus s'identifier au mannequin. Tout est question d'atmosphère, de mise en scène. Il s'agit d'une nouvelle forme de fiction. On retrouve la même préoccupation, quoique traitée très différemment, dans le travail de Lamsweerde et de Matadin, En s'inspirant du monde de l'art, ils traitent, eux aussi, de la manière dont nous regardons les images, de la façon dont elles nous font réfléchir, de la relation que nous entretenons avec elles. On se contente de feuilleter une revue de mode remplie d'images, alors qu'une oeuvre d'art suscite généralement une interaction plus lente. | ||
Lamsweerde et Matadin utilisent l'informatique de manière plus subtile dans leurs photos de mode que dans leurs oeuvres d'art. Pour leurs travaux de commande, ils se servent surtout de la post-production numérisée pour renforcer l'atmosphère "scénique", pour créer une impression subtile de malaise. Ils "stylisent" la photo, la "maquillent", soulignent ou rajoutent certains détails afin de créer une dernière couche de sens. Dernièrement, cette superposition nuancée s'est infiltrée dans leur oeuvre artistique, qui est devenue à son tour plus "stylisée". Leur série "The Forest" comprend des photos d'hommes dont les mains ont été remplacées par des mains de femmes. Le changement est à peine visible et pourtant très sensible. Il modifie la façon dont nous déchiffrons l'image, accentuant l'aura de féminité conférée par la pose et les couleurs des modèles. Selon Lamsweerde "The Forest" décrit l'ambivalence de la relation entre les hommes et les femmes et l'antagonisme qui existe dans la réalité entre la tendresse et la violence, la peur et le désir, la confiance et la trahison." | ||
Détail intéressant, Matadin ne signe pas les oeuvres d'art. "Ce sont vraiment les concepts d'lnez et ils proviennent de ses propres idées et sentiments", explique-t-il. Cela signifie-t-il que les deux types de travail devraient être vus complètement séparément? Pourtant, comme le couple le souligne lui-même, les deux fonctionnent de manière symbiotique, l'un influençant l'autre. "Peut-être que nos photos de mode sont notre carnet d'esquisses, précise Lamsweerde. Matadin d'ajouter "Les photos de mode sont faites beaucoup plus rapidement et nourrissent la recherche conceptuelle que nous développons dans l'art." Leur travail dans la mode leur a également permis, pour reprendre les termes de Lamsweerde, "...de détourner le cynisme de l'art pour explorer les concepts de beauté et de forme". Cela se voit clairement dans "The Widow", avec ses photos géantes, nettes et brillantes, presque abstraites, dont la beauté sensuelle rappelle la peinture de la Renaissance. On a parfois critiqué Lamsweerde et Matadin pour s'inspirer de l'industrie de la mode. Ils le prennent comme un compliment et un défi. Ils signalent que "l'entrecroisement de la mode et de l'art, devenu aujourd'hui très dans le vent, s'est produit malgré nous. Certaines images de mode ont fini sur les murs des galeries ou des musées, mais il ne faut pas tout mélanger." | ||
Inez a dit un jour "Je ne m'intéresse pas aux ordinateurs, pas plus qu'aux appareils photo." De fait, le processus photographique et les méthodes de post-production numérisées ne sont pour eux que des intermédiaires entre le concept et l'image finale. Ce qui compte, c'est la composition de l'image. Une fois de plus, on sent un lien immédiat avec les arts, notamment la performance art. Lamsweerde et Matadin utilisent l'appareil photo et l'ordinateur un peu comme les artistes performers utilisent la vidéo. Il en résulte une nouvelle perception du temps, un temps qui ne prétend pas être le "temps réel". L'indéniable impression de scénographie rend impossible toute illusion d'instantanéité. Les mannequins et modèles ne sont pas traités comme de simples projections de nos fantasmes. Ils sont plutôt présentés comme des acteurs, jouant un rôle, "vivant" dans cet environnement fictif, racontant une histoire. Lamsweerde et Matadin considèrent par exemple le personnage central de "The Widow" comme "une fille qui serait à la fois jeune mariée et veuve". Pour en revenir à la mode, il faut noter que la série "The Widow" est le résultat d'une collaboration avec les stylistes hollandais, Viktor et Rolf, des amis de longue date. "Il y a aujourd'hui dans le monde de l'art un cynisme incroyable contre la notion de beauté", déclare Lamsweerde. "Nous cherchons une nouvelle forme de beauté. Nous aimerions interpréter l'avenir d'une nouvelle manière. Pour le moment, nous sommes très inspirés par la science-fiction post-apocalyptique. Nous pensons que la recherche de la beauté, dans tous les sens du terme, permet de découvrir de nouveaux territoires. Le quotidien ne nous intéresse pas. Ce sont les autres mondes et le fantastique qui nous font aller de l'avant." (Article extrait du livre Fashion Images N°3 de chez Steidl) | ||
|
|
|
|
|